53.

 

Il n'y avait plus de procès, mais ce mardi matin-là je me rendis quand même au tribunal pour assister à la fin officielle de l'affaire. Je pris place à côté de la chaise vide que Walter Elliot avait occupée ces quinze derniers jours. Les photographes de presse qui avaient eu l'autorisation d'entrer dans la salle semblaient beaucoup l'aimer. Ils n'arrêtaient pas d'en prendre des photos.

Jeffrey Golantz s'était assis de l'autre côté de l'allée centrale.

Jamais un procureur n'avait eu autant de chance que lui. Un jour, il avait quitté la salle d'audience en se disant qu'il allait devoir affronter un vrai désastre dans sa carrière, et le lendemain même, il se retrouvait avec des états de service impeccables. Sa trajectoire ascendante au bureau du district attorney et dans les arcanes de la politique municipale était saine et sauve. Il n'avait pas eu un mot pour moi lorsque nous nous étions assis pour attendre le juge.

On papotait beaucoup dans la galerie. Tout n'était que murmures sur les meurtres de Walter Elliot et de Nina Albrecht. Personne ne parlait de la tentative de meurtre dont j'avais fait l'objet et de ce qui s'était passé au belvédère de Fryman Canyon. Pour l'instant, tout cela était secret. Dès que McSweeney avait annoncé à Bosch et à Armstead qu'il était prêt à collaborer, les enquêteurs m'avaient demandé de ne rien dire de façon à ce qu'ils puissent y aller doucement et prudemment avec leur suspect qui coopérait.

J'étais moi-même heureux de coopérer à cette entreprise. Jusqu'à un certain point.

Le juge Stanton prit place dans son fauteuil à 9 heures précises.

Il avait les yeux gonflés et donnait l'impression de n'avoir pas beaucoup dormi. Je me demandai s'il savait autant de choses que moi sur ce qui s'était passé pendant la nuit.

Les jurés étant appelés à prendre place, j'étudiai leurs visages.

Si l'un quelconque d'entre eux était au courant de ce qui s'était produit, il ne le montrait pas. J'en vis plusieurs jeter des coups d'oeil au fauteuil vide à côté de moi alors même qu'ils s'asseyaient dans les leurs.

– Mesdames et messieurs, bonjour ! lança le juge. Je vais présentement vous décharger de vos obligations dans ce procès.

Comme je suis sûr que vous pouvez le voir, Monsieur Elliot n'occupe pas son siège à la table de la défense. C'est parce que l'accusé qu'il était a été victime de meurtre hier soir.

La moitié des jurés en eut la mâchoire qui pendit en même temps, les autres exprimant leur surprise dans leurs regards. Un murmure de voix excitées parcourut la salle, juste avant que des applaudissements lents et délibérés ne commencent à monter de la table de l'accusation. Je me retournai et vis la mère de Mitzi Elliot saluer ainsi la fin de son gendre.

Le juge abattit violemment son marteau juste au moment où Golantz bondissait de son siège pour se ruer sur elle et lui attraper les mains afin qu'elle cesse. Je vis des larmes couler sur le visage de la pauvre femme.

– Aucune manifestation ne sera tolérée dans la galerie, lança le juge. Je me moque de savoir qui vous êtes ou de connaître vos liens avec l'affaire, tout le monde ici doit témoigner du respect à la cour ou je vous fais évacuer.

Golantz regagna son siège, mais les larmes continuèrent de couler sur les joues de la mère d'une des victimes.

– Je sais que pour vous tous la nouvelle est assez choquante, reprit Stanton à l'adresse des jurés. Vous pouvez être sûrs que les autorités sont en ce moment même en train d'enquêter sur cette affaire et que, espérons-le, elles pourront bientôt amener devant la cour le ou les individus responsables de ce meurtre. Je suis sûr que vous saurez tout en lisant les journaux ou regardant les nouvelles à la télé, ainsi que vous êtes maintenant à nouveau libres de le faire. En ce qui concerne la journée d'aujourd'hui, je tiens à vous remercier de la façon dont vous avez servi. Je sais que vous vous êtes tous montrés très attentifs à ce que vous ont présenté l'accusation et la défense et j'espère que vous garderez une image positive du temps que vous avez passé ici. Vous êtes maintenant libres de regagner la salle des délibérés pour y reprendre vos affaires et rentrer chez vous. Vous êtes excusés.

Nous nous levâmes une dernière fois pour saluer les jurés et je les vis tous franchir la porte de la salle des délibérés l'un après l'autre. Après leur départ, le juge nous remercia, Golantz et moi, de nous être si bien comportés pendant les audiences, puis il remercia son personnel et se dépêcha de mettre fin à la séance. Je ne m'étais pas donné la peine de sortir mes dossiers de mon sac et restai immobile un temps interminable après que le juge eut vidé les lieux. Ma rêverie ne fut interrompue que lorsque Golantz s'approcha de moi en me tendant la main. Sans réfléchir, je lui tendis la mienne.

– Sans rancune pour tout, Mickey, me lança-t-il. Vous êtes un sacrement bon avocat.

Étais, pensai-je.

– C'est ça, dis-je. Sans rancune.

– Vous allez traîner un peu et bavarder avec les jurés ? Histoire de voir de quel côté ils penchaient ? me demanda-t-il.

Je hochai la tête.

– Non, dis-je, ça ne m'intéresse pas.

– Moi non plus. Prenez soin de vous.

Il me donna une claque sur l'épaule et me poussa vers le portillon. J'étais sûr qu'il y aurait une foule de reporters à attendre dans le couloir et qu'il leur dirait comment pour lui, et d'une manière un peu étrange, justice avait été faite. Qui vit par la poudre meurt par la poudre. Enfin... un truc dans ce goût-là.

J'allais lui laisser la presse. Je lui donnai une bonne avance et sortis après lui. Les journalistes l'entourant déjà, je réussis à me coller au mur et à filer sans qu'ils me remarquent. Tous sauf Jack McEvoy du Times. Il me repéra et commença à me suivre. Et me rattrapa au moment où j'arrivais à l'entrée de l'escalier.

– Hé, Mick ! cria-t-il.

Je lui jetai un coup d'oeil, mais ne m'arrêtai pas. Je savais d'expérience qu'il ne valait mieux pas. Qu'un seul membre des médias vous coince et le reste de la meute le rejoindrait et s'entasserait autour de moi. Je n'avais pas envie de me faire dévorer.

Je poussai la porte de l'escalier et commençai à descendre les marches.

– Sans commentaire, dis-je.

Il me suivit à la même vitesse.

– Ce n'est pas sur le procès que je vais écrire, dit-il. Je m'intéresse aux nouveaux meurtres. Je me disais que vous et moi pourrions avoir le même arrangement qu'avant. Vous savez bien, on échange...

– Non, Jack, pas d'arrangement. À plus.

Je tendis la main en avant et l'arrêtai au premier palier. Et l'y laissai, descendis encore deux étages et passai dans le couloir. Gagnai le cabinet du juge Holder et entrai.

Michaela Gill se tenant dans le coin de l'huissier, je lui demandai si je pouvais voir le juge quelques instants.

– Mais vous n'êtes pas sur la liste de ses rendez-vous, me dit-elle.

– Je le sais, Michaela, mais je crois que le juge acceptera de me voir. Elle est là-bas derrière ? Pouvez-vous lui dire que je ne lui prendrai que dix minutes de son temps ? Dites-lui que ça concerne les dossiers de Vincent.

Elle décrocha son téléphone, appuya sur un bouton et transmit ma requête au juge. Puis elle raccrocha et m'annonça que je pouvais rejoindre le juge dans son cabinet.

– Merci, dis-je.

Ses verres demi-lune sur le nez, Madame le Juge se tenait derrière son bureau, un stylo à la main comme si je l'interrompais au moment même où elle signait une injonction.

– Eh bien, maître Haller, me lança-t-elle, journée plus que mouvementée, n'est-ce pas ? Asseyez-vous donc.

Je m'installai en face d'elle, sur le siège que je connaissais si bien.

– Merci de me recevoir, madame le juge.

– Que puis-je faire pour vous ?

Elle m'avait posé sa question sans me regarder et se mit à gribouiller des signatures sur une série de documents.

– Je voulais juste vous informer de mon intention de renoncer à toutes les affaires du cabinet Vincent.

Elle posa son stylo et me regarda par-dessus ses lunettes.

– Vous dites ?

– Je me démets. J'ai repris trop vite ; peut-être même n'aurais-je pas dû reprendre du tout. Quoi qu'il en soit, j'arrête.

– Mais c'est absurde ! La façon dont vous avez défendu Monsieur Elliot est le sujet de toutes les conversations dans ce palais. J'en ai regardé des bouts à la télé. Il est clair que vous faisiez la leçon à maître Golantz et je ne pense pas qu'il y ait eu beaucoup d'observateurs pour parier contre l'acquittement.

J'écartai ses compliments d'un geste de la main.

– De toute façon, ça n'a pas d'importance, madame le juge. Ce n'est pas vraiment pour ça que je suis ici.

Elle ôta ses lunettes et les plaça sur son bureau. Puis elle eut l'air d'hésiter, mais posa quand même la question attendue.

– Mais alors, pourquoi êtes-vous ici ?

– Parce que je voulais que vous sachiez que je sais, madame le juge. Et vous dire que bientôt tout le monde le saura aussi.

– Je ne vois absolument pas de quoi vous parlez. Que savez-vous donc, maître Haller ?

– Je sais que vous êtes à vendre et que vous avez essayé de me faire tuer.

Elle aboya un rire, mais il n'y avait aucune joie dans ses yeux, rien que des poignards.

– Vous plaisantez, n'est-ce pas ?

– Non, je ne plaisante pas, madame le juge.

– Si tel est le cas, je vous conseille de vous calmer et de reprendre contenance. Répandez-vous dans ce bâtiment avec ce genre d'accusations insensées et vous le regretterez. Beaucoup. Cela dit, il n'est pas impossible que vous ayez raison. C'est sans doute le stress de revenir de cure un peu trop tôt.

Je souris et vis à sa grimace qu'elle avait tout de suite compris l'erreur qu'elle venait de commettre.

– Joli petit lapsus, madame le juge, n'est-ce pas ? Comment saviez-vous que j'ai suivi une cure ? Mieux encore, comment le juré numéro sept a-t-il su comment m'attirer hors de chez moi hier soir ? La réponse est évidemment que vous avez enquêté sur mon passé. C'est vous qui m'avez piégé et qui avez envoyé McSweeney me tuer.

– Je ne sais pas de quoi vous parlez et je ne connais pas cet homme qui d'après vous aurait essayé de vous tuer.

– Peut-être, mais je crois, moi, que vous, il vous connaît, et la dernière fois que je l'ai vu, il était sur le point de chanter le grand air du « Faisons affaire » avec le gouvernement fédéral.

Ce fut comme si elle recevait un coup de poing à l'estomac. Je savais que lui révéler tout cela n'allait pas me faire apprécier de Bosch ou d'Armstead, mais je m'en moquais. Ni l'un ni l'autre ils n'avaient été le pion dont on se sert et qui avait failli se faire précipiter du haut de Mulholland. Ce pion, c’avait été moi et cela me donnait le droit d'affronter l'individu qui, je le savais, avait tiré toutes les ficelles.

– J'ai trouvé tout ça sans être obligé de faire affaire avec quiconque, repris-je. C'est mon enquêteur qui a retrouvé McSweeney.

« Il y a neuf ans de ça, ce McSweeney a été arrêté pour agression à main armée, et qui donc a été son avocat ? Mitch Lester, votre mari. L'année suivante, il s'est fait arrêter à nouveau, pour fraude, et une fois encore, c'est Mitch Lester qui l'a défendu. C'est ça, le lien. Ça nous fait un joli petit triangle, n'est-ce pas, madame le juge ? C'est vous qui avez accès aux jurés et qui en contrôlez le pool et le processus de sélection. Vous pouvez entrer dans les ordinateurs et c'est vous qui m'avez collé votre sous-marin dans mon jury. Jerry Vincent vous a payé, mais a changé d'avis dès que le FBI a commencé à le serrer de près. Vous ne pouviez pas courir le risque de voir Jerry se faire coincer par les types du FBI et leur filer un juge. Vous lui avez donc envoyé McSweeney.

« Et après, hier, quand tout a tourné en jus de boudin, vous avez décidé de faire le nettoyage. Vous avez envoyé McSweeney, le juré numéro sept, s'occuper d'Elliot et d'Albrecht, puis de moi.

Comment je me débrouille, madame le juge ? J'aurais oublié des trucs en route ? »

J'avais dit « madame le juge » comme si je parlais d'un tas d'ordures. Elle se leva d'un bond.

– C'est complètement fou ! s'écria-t-elle. Vous n'avez rien pour me relier à quiconque, hormis à mon mari. Et sauter d'un de ses clients à moi est parfaitement absurde.

– Vous avez raison, madame le juge. Je n'ai rien pour le prouver, mais on n'est pas au tribunal. Ici, il n'y a que vous et moi. Je n'ai que mes intuitions, mais ces intuitions me disent que tout ça part de vous.

– Je vous prie de quitter ce bureau, tout de suite.

– Mais... et les fédéraux, hein ? Ils tiennent McSweeney.

Je vis la peur dans ses yeux.

– On dirait qu'il ne vous a pas fait signe, repris-je. Tiens, je parie que les types du FBI lui ont interdit de passer des coups de fil tant qu'ils ne l'auront pas débriefé. Vaudrait mieux espérer que ces preuves, il ne les a pas. Parce que si jamais il vous colle dans ce triangle, c'est votre robe noire contre une combinaison orange que vous allez échanger.

– Sortez d'ici ou j'appelle la sécurité et je vous fais arrêter !

Elle me montra la porte. Je me levai lentement et calmement.

– Mais bien sûr, je m'en vais, lui dis-je. Et vous savez quoi ? Il est possible que je ne travaille plus jamais dans ce tribunal, mais je vous promets d'y revenir quand vous serez jugés. Vous et votre mari. Vous pouvez y compter.

Elle me regarda fixement, le bras toujours tendu vers la porte, et je vis la colère céder la place à la peur dans ses yeux. Son bras fléchit un peu, puis retomba complètement. Je la laissai debout.

Je descendis l'escalier jusqu'en bas parce que je n'avais aucune envie de me retrouver dans un ascenseur plein de monde. Onze étages. Arrivé au rez-de-chaussée, je poussai les portes en verre et quittai le bâtiment. Puis je sortis mon portable et appelai Patrick pour lui dire d'amener la voiture. Et j'appelai Bosch.

– J'ai décidé de vous allumer un petit feu sous les fesses, lui dis-je. À vous et au Bureau.

– Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce que vous avez fait ?

– Je n'avais pas envie d'attendre que le Bureau mette comme à son habitude un an et demi à bâtir son dossier. Y a des fois où la justice ne peut pas attendre, inspecteur.

– Qu'est-ce que vous avez fait, Haller ? répéta-t-il.

– Je viens juste d'avoir une petite conversation avec le juge Holder... parce que j'ai tout compris, et sans l'aide de McSweeney.

Je lui ai dit que les fédéraux tenaient McSweeney et qu'il coopérait.

Si j'étais à votre place et à celle du Bureau, je me magnerais le cul un max et je garderais un oeil sur la dame. Elle ne me fait pas l'effet de quelqu'un qui va s'enfuir, mais on ne sait jamais.

Vous avez mon bonjour.

Et je refermai mon portable avant qu'il puisse protester. Je m'en foutais. Il s'était servi de moi d'un bout à l'autre. C'était bon de lui renvoyer la balle et de les voir danser, lui et le FBI, au bout de ma ficelle.

Le Verdict du Plomb
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